Vie précaire Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, de Judith Butler

Publié le 29 Juillet 2009


Je vous l'avais raconté ici, il y a quelques semaines, la philosophe américaine Judith Butler était de passage au Comptoir des Mots. Je viens de lire l'un des deux ouvrages que j'ai acheté à cette occasion.

Vie précaire est un recueil de cinq articles écrits entre 2001 et 2004, qui s'intéressent tous aux conséquences des attentats du 11-Septembre.

Dans le premier de ces cinq textes, "Explication et justification: ce que nous sommes en mesure d'entendre", Judith Butler montre comment l'Amérique s'est arrogée la posture de victime lors du 11-Septembre, sans reconnaître que d'autres (les Palestiniens et d'autres) puissent subir le même type de violences. Ce postulat victimaire rend plus difficile l'exercice intellectuel de s'interroger sur les terreaux (à distinguer des "causes" plus directes) de naissance du terrorisme: en ne pouvant assimiler l'idée que d'autres puissent être victimes, les Etats-Unis rendent moins compréhensibles les conditions dans lesquelles les fanatismes se créent.

Le second texte a pour titre "Violence, deuil, politique". Il interroge le mécanisme de différentiation entre "celui qui est digne d'être pleuré" (car "proche" de moi) et "celui qui n'est pas digne d'être pleuré" (car son existence n'est pas une réalité pour moi). Ce "deuil narcissique" doit être dépassée, explique la philosophe, pour parvenir à une "nouvelle compréhension". Par des exemples frappants sur les nécrologies parues dans la presse, l'intellectuelle démontre l'influence des décisions des médias quant à la représentation (ou à la non-représentation) de groupes sociaux, et le sentiment d'arrogance qui en découle. Si seuls des destins "typiquement américains" (WASPs ?) sont dignes d'être narrés, c'est que d'autres modes de vie ne le sont pas; s'ils ne le sont pas, ils n'existent pas (médiatiquement, et donc, de facto); ils ne peuvent donc être "perdus" ou "victimes" de décisions de politiques étrangères. Si le destin d'un musulman n'est pas digne d'être raconté, c'est que son existence n'est pas vraiment réelle, c'est donc que son "humanité" est relative... violer ses droits (comme quand une grande puissance méprise le droit international) n'est donc pas choquant... Mettant à jour cette dialectique très en vogue dans certains milieux américains, Judith Butler permet de comprendre les raisonnements (ou du moins les cheminements inconscients) qui annihile la faculté d'indignation d'une grande partie de l'opinion publique (au moment où elle écrit, les choses ayant heureusement un peu changé).

Dans "Détention infinie", revisitant Foucault et ses écrits sur la souveraineté et la gouvernementalité, la philosophe s'intéresse aux détenus de Guantanamo, et plus particulièrement à la façon dont les services gouvernementaux fédéraux ont déclaré, "au nom du droit", que le droit ne s'appliquait pas à ces prisonniers. L'argumentaire est assez complexe, mais globalement il s'agit de constater et de dénoncer comment l'Etat crée des zones "grises" où il peut exercer son arbitraire au travers des fonctionnaires (et non d'élus soumis au contrôle démocratique). Inquiétant, car au passage, certains êtres humains perdent les droits qui sont inhérents à tout être humain. Je découvre au passage un argument selon lequel les conventions de Genève sont mal faites car elles ne précisent pas qui attribue la qualité de "prisonnier de guerre"; du coup le Pentagone a dit "c'est moi qui m'en occupe, et les gens à Guantanamo ne sont pas de tels prisonniers, donc ils ne disposent pas de ces droits, que nous nous efforçons pour autant de respecter dans leur esprit" (hum...). Le droit peut être terrible tellement chaque mot compte. Car bien sûr, il y aura toujours des bourreaux pour exploiter chaque faille...

Un président d'une des plus grandes universités des Etats-Unis a assimilé critique d'Israël et antisémitisme. Judith Butler, elle-même juive et très critique envers la politique de l'Etat israélien, s'insurge contre cet amalgame dans le quatrième article "L'accusation d'antisémitisme: les Juifs, Israël et les risques de la critique publique". Le qualificatif d'antisémite disqualifie. Mais quand on estime que critiquer Israël est antisémite, alors on interdit le débat public. Quid des Juifs, ou même des Israéliens eux-mêmes, qui émettent un avis différent de celui du gouvernement israélien ? Sont-ils eux aussi antisémites et donc privés de liberté d'expression ?

Enfin, dans "Vie précaire", la philosophe s'appuie sur la pensée de Lévinas autour du "visage", qui peut "humaniser" ou "déshumaniser" autrui, ainsi que sur un texte de l'Ancien Testament qui oppose "conscience de sa propre vulnérabilité" et "angoisse/interdiction de tuer l'Autre". Traditions juives, "consciences" (le "visage" qui te suit, le "visage" du mal comme ces images de dictateurs et autres tyrans, le "visage" libéré (?) des femmes afghanes retirant leurs burqas), le propos est là encore nuancé, autour de ce qui constitue notre "humanité" et celle d'autrui.

Un ouvrage passionant, un peu ardu pour les novices en philo comme moi, mais qui fait réfléchir sur des concepts fondamentaux à la lumière de l'histoire contemporaine. Certaines des opinions exprimées sont "de bon sens" depuis des années pour nous Européens, mais on mesure à la volonté de convaincre que Judith Butler écrivait dans un contexte où de telles thèses, qui dérangent, étaient peu audibles outre-Atlantique (ces Etats-Unis avant qu'ils ne ré-élisent Bush Jr).

J'espère au passage que ce compte-rendu ne comporte pas de contre-sens ou de grosses erreurs sur la pensée de Butler. Encore une fois, je suis peu habitué à la discipline, je ne l'ai pas lu avec tous les outils nécessaires, et l'exercice de "synthèse" peut se révéler périlleux.



Pour en savoir plus
L'auteur sur Wikipedia (fr)
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Rédigé par davveld

Publié dans #Livres

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