Storytelling La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, de Christian Salmon

Publié le 2 Mars 2010

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Il y a une poignée de semaines, j'ai quelques livres à acheter à la librairie. Et, bien sûr, je ne résiste pas à la tentation de parcourir les rayons, les présentoirs. Et, bien sûr, je succombe pour un livre au titre qui me parle bien, l'ayant pas mal lu dans les médias et puis parce qu'au boulot, je suis invité à "raconter des histoires" pour présenter un programme, que j'avais déjà maintes fois décrit, mais de façon technique et/ou administrative. Le storytelling, donc.

J'en parle, par hasard, à Denis sociologue mais surtout ami, au détour d'une discussion Starb*cks du commerce. Et il me surprend "ah oui, ce livre a fait parler de lui, il a créé une certaine polémique, tu me diras ce que tu en as pensé". Ah. Comme quoi la tentation fait bien les choses.

wos7.jpgChristian Salmon décrit le phénomène "viral" du storytelling, venu (bien entendu) des méchanzétazunis, des zodieuzezinstitutionzinternationales et (bien sûr) des immondes multinationales. Et qui contamine la politique. Regardez Reagan, Bush Jr, mais aussi Clinton (Bill) et Sarko/Ségo. Le storytelling, c'est transformer un discours, un argumentaire, ou même une idée en une histoire que les "destinataires" s'approprient facilement, à laquelle ils adhèrent. Au lieu de vous parler de la spéculation immobilière et du rôle des promoteurs qui font pression sur les élus locaux pour construire en terrain inondable, le storyteller vous racontera l'histoire de ce petit couple de retraités qui avait mis toutes ses économies dans ce pavillon qui a été emporté par Xynthia. Au lieu de vous expliquer son système de sécurité sociale en présentant son mécanisme de financement, Obama vous parlera d'une mère qui a deux jobs et ne pouvait se payer une mutuelle, et qui sera couverte grâce à son plan. Pour revenir au monde de l'entreprise, Microsoft (pas bien) ne vous dit pas en quoi son nouveau système d'exploitation est innovant; il vous proposera en bannière de votre messagerie email la photo d'un anonyme qui aurait eu les idées géniales qui ont abouti à Windows 7 (bon bien sûr tout le monde sait bien que Microsoft a les idées géniales que ses concurrents ont eu 2-3 ans avant). Voilà pour le storytelling.

Le problème de cet ouvrage, c'est qu'il oscille entre étude scientifique de type sociologie des discours ou de la publicité, et pamphlet moralisateur "le storytelling c'est du business et surtout de la propagande et ce n'est pas bien". Il décrit sans décrypter, sans expliquer, ce qui est frustrant, et il juge sans argumenter. Ecrire en substance "le storytelling c'est mauvais parce que regardez l'usage qu'en a fait l'administration Bush", c'est le degré zéro de l'analyse. Je simplifie à peine le propos tel que je l'ai ressenti. Il cite souvent Foucault, Ricoeur, et ceux qu'il appelle les "gourous du storytelling" (remarquez d'ailleurs le choix du vocabulaire: gourou appartient au champ sémantique de la secte, la secte est connotée négativement dans la société française, et hop on glisse du "professionnel" au "dangereux escroc manipulant les faibles gens"...).

Quelques lignes m'ont néanmoins beaucoup parlé. Il cite Jay Rosen (professeur de journalisme à l'université de New York), qui commente un article de Ron Suskind (éditorialiste au Wall Street Journal entre 1993 à 2000, l'article cité date des élections présidentielles US de 2004 et Suskind y relate les échanges qu'il a eu avec un conseiller en communication de Bush Jr).

"Au cours des trois dernières années, expliquait Rosen en juillet 2007, en fait depuis le début de l'aventure en Irak, les Américains ont assisté à des échecs spectaculaires du renseignement, des effondrements spectaculaires dans la presse, une faillite spectaculaire des dispositifs publics de contrôle des actions du gouvernement, comme la disparition de la surveillance du Congrès et le court-circuitage du Conseil national de sécurité, qui ont été mis en place précisément pour éviter ces événements. (...) En parlant de 'défaite de l'empirisme', Suskind a mis le doigt sur l'essence de ce processus, consistant à délimiter la délibération, le contrôle, la recherche des faits, l'enquête de terrain."

Plus loin:

"Il dénonçait une campagne 'puissante et diversifiée, coordonnée nationalement', visant à discréditer la presse. A Eric Boehlert qui lui demandait s'il pensait que de telles attaques visaient à en finir avec le journalisme d'investigation, Suskind répondait: 'Absolument ! C'est bien là l'objectif, que la communauté des journalistes honnêtes en Amérique disparaisse, qu'ils soient républicains ou démocrates, ou membres de la grande presse. (...) Il ne nous restera plus ainsi qu'une culture et un débat public fondés sur l'affirmation plutôt que sur la vérité, sur les opinions et non sur les faits."

(C'est moi qui souligne).

Je ne suis pas convaincu du caractère délibéré du processus. Je constate, empiriquement (!), son existence. Et je m'effraie. Parce qu'un monde fonctionnant sur l'émotion, l'opinion, et non sur les idées cartésiennes, c'est la fin de l'esprit des Lumières, c'est la loi de la jungle.

 

Dans la postface, écrite en août 2008, Christian Salmon revient sur le style de son livre. Il plaide avoir commencé ses travaux avec un "simple étonnement", reconnait "dans sa seconde partie (...) un tour résolument critique lorsque l'enquête s'intéresse à des usages du récit qui ont pour finalité explicite de tromper ou de dissimuler la vérité, de manipuler les Etats et les opinions publiques", mais maintient avoir cherché à "en discerner les enjeux, les modes opératoires, les effets spécifiques". Visiblement, il a échoué.




Pour en savoir plus:

Rédigé par davveld

Publié dans #Livres

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Commenter cet article
U
<br /> Tiens, j'ai entendu parler de ça à la radio l'autre jour et ça a l'air mieux : http://www.laviedesidees.fr/Quels-recits-faut-il-a-la-gauche.html<br /> <br /> <br />
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