Jan Karski, de Yannick Haenel

Publié le 23 Mai 2010

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Jan Karski est un personnage réel. Mieux, sa vie (1914-2000) est un concentré de l'humanité au vingtième siècle. Rien que ça. En 1939, alors que la Blitzkrieg met la Pologne à genoux en quelques jours, Jan Karski n'accepte pas la nouvelle disparition du pays (pays qui, rappelons-le, était ré-apparu sur les cartes européennes 20 ans auparavant, après un siècle de démembrement). Esprit d'à-propos et chance, il parvient à éviter le transfert vers Katyn, où la quasi-totalité des élites militaires et civiles sera massacrée par les Soviétiques. En zone occupée par les Nazis, il s'engage rapidement dans la Résistance. Il accomplit des missions d'information, pour coordonner les efforts des différents groupes dans les capitales d'Europe centrale. Il se fait prendre et torturer, mais parvient à s'échapper.

 

Eté 1942, à Varsovie, il rencontre deux représentants du ghetto juif. Les deux hommes décrivent à Jan Karski l'innommable. Il peut même pénétrer clandestinement dans le ghetto à deux reprises. Nous sommes toujours en 1942, quelques jours plus tard. On propose à Jan Karski de voir un camp d'extermination à l'oeuvre. Il s'agirait du camp d'Izbica Lubelska, à 160 km à l'est de Varsovie. Là, les Juifs sont tués par asphyxie dans des wagons... A l'automne, chargé de ce qu'il a entendu et vu, Jan Karski rejoint le monde libre, par la France, l'Espagne puis la Grande-Bretagne. Commence alors, jusqu'à la victoire, son interminable témoignage auprès du gouvernement polonais en exil, de la communauté juive, des gouvernements alliés... En vain: la guerre n'a pas été conduite pour sauver les Juifs alors que leur extermination était connue depuis son début. Jan Karski s'installe aux Etats-Unis, et se tait. A la fin des années 1970, Claude Lanzmann réalise Shoah, et souhaite l'interroger. Il refuse, puis finit par accepter. Son témoignage est repris partiellement (40 mn, sur les 9h30 que durent Shoah). Jan Karski salue le travail de Claude Lanzmann; celui-ci a aussi fait le choix de ne pas reprendre la façon dont les messages portés par le témoin polonais ont été accueillis à Londres et à Washington.

 

C'est dans cette brèche que s'engouffre Yannick Haenel. En fait, son livre est décomposé en trois parties: la première reprend le témoignage de Jan Karski dans Shoah, pour Claude Lanzmann; le second résume le livre de Jan Karski paru en 1944 et traduit en français sous les titres Histoire d'un Etat secret puis Mon témoignage devant le monde; la troisième enfin se place fictivement dans la tête de Karski, et dénonce la culpabilité des Alliés qui avaient connaissance des crimes contre l'humanité commis et n'ont pas infléchi leur stratégie militaire pour autant. Cette dernière partie fait logiquement l'objet d'une polémique ces derniers mois, polémique résumée sur la page Wikipedia consacrée au livre. Claude Lanzmann a remonté une partie des matériaux collectés pour Shoah; en 2010, Arte a diffusé le résultat de cette nouvelle présentation: Le rapport Karski.

 

Vous l'aurez compris, Jan Karski constitue, malgré lui, un symbole du siècle précédent:

  • d'abord concernant la Pologne; il est né dans un pays qui n'existait pas, puis a vécu deux décennies d'indépendance avant d'être à nouveau ravagé (Jan Karski observe que l'Etat polonais ne s'est pas soumis aux jougs nazis et soviétiques, qu'il a toujours poursuivi la lutte, en exil en France puis à Londres... d'autres Etats ne peuvent en dire autant); la conscience de l'abandon de la Pologne par ses alliés arrive très tôt;
  • concernant l'être humain; soumis à la torture, ses "aventures" rappellent les risques de l'engagement, et il rend tout-à-fait souhaitable qu'un résistant capturé puisse avoir la possibilité d'échapper à ses bourreaux en se suicidant;
  • concernant l'être humain encore; comment peut-on vivre après avoir vu ce qu'il a vu ? comment peut-on vivre après avoir témoigné auprès de décideurs sans que rien ne change ?
  • concernant l'humanité au sens de réunion de tous les êtres humains: comment croire à l'incroyable ? et surtout, maintenant que l'on sait que ce n'est pas incroyable, comment peut-on encore avoir laissé les Khmers Rouges, l'ex-Yougoslavie, les Tutsis et les Hutus, et il y a quelques mois encore le Darfour ?

A ce sujet, quelques phrases dans la partie "fiction" de Yannick Haenel:

"Car l'extermination des Juifs d'Europe n'est pas un crime contre l'humanité, c'est un crime commis par l'humanité - par ce qui, dès lors, ne peut plus s'appeler l'humanité. Prétendre que l'extermination est un crime contre l'humanité, c'est épargner une partie de l'humanité, c'est la laisser naïvement en-dehors de ce crime."

Et un constat, terrible, malheureusement d'actualité: le monde n'a pas de conscience. On ne peut donc pas la réveiller.

 

Si le procédé de Yannick Haenel me dérange (un témoin comme Jan Karski ne peut pas être soumis au régime de la fiction), il a le mérite de continuer à porter la voix du Polonais, mort en 2000, et de nous empêcher de dormir en paix. Et je me refuse, peut-être naïvement, à la fatalité d'un monde trop inconscient pour ne pas ralentir - puis stopper - sa course vers sa propre destruction...

 

 


 

Pour en savoir plus:

Rédigé par davveld

Publié dans #Livres

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