Au Bonheur des Dames, d'Emile Zola

Publié le 24 Avril 2013

Au Bonheur des Dames, d'Emile Zola

Au Bonheur des Dames, une lecture peu originale pour qui fréquente l'enseignement secondaire en France... et quand j'étais au lycée, j'aimais beaucoup Zola, au point d'avoir lu probablement près de la moitié des Rougon-Macquart. Parfois - est-ce la vie à Paris, ou l'évolution de nos systèmes économiques qui veut cela ? -, on peut avoir envie de relire Zola. Dont acte.

Au Bonheur des Dames, c'est le début de ce qu'on appelle les grands magasins, qui préfigurent nos centres commerciaux modernes. Une révolution dans le commerce, et le triomphe du capitalisme. Où psychologies du désir et de l'achat deviennent des sciences; où effets de masse et rapidité de l'écoulement et du renouvellement des stocks sont théorisés, expérimentés, validés. Où une économie du commerce de proximité et une façon de vivre le lien social sont pulvérisés... Ce que Zola a analysé à la fin du dix-neuvième siècle est la matrice de notre consommation d'aujourd'hui. Il décrit cela de façon magistrale, conscient du caractère irrésistible du "progrès" mais aussi des blessures et des morts qu'il charrie dans son sillage. La comparaison du commerce traditionnel et du Bonheur des Dames, conquérant, innovant, est saisissante.

Parfois, dans des paragraphes qui semblent ne jamais finir, ce sont de vrais organismes vivants que l'auteur naturaliste dépeint, avec un art impressionnant de figures de style, de rythme, de vocabulaire documenté.

L'intrigue, pour ceux qui ne connaissent pas, c'est l'arrivée de Denise, provinciale avec ses deux frères, à Paris. Elle trouve une place de vendeuse au Bonheur des Dames, le grand magasin que dirige Octave Mouret; ce magasin s'étend en vendant moins cher mais davantage que les petites boutiques du quartier, qui sont mises en difficulté, malgré leurs tentatives pour résister. L'univers des employés du Bonheur, quant à lui, n'est pas facile, il faut se battre, résister aux rumeurs et autres calomnies...

Un exemple, un seul, de cet art de la description (chapitre 4):

Ce lundi-là, le dix octobre, un clair soleil de victoire perça les nuées grises, qui depuis une semaine assombrissaient Paris. Toute la nuit encore, il avait bruiné, une poussière d’eau dont l’humidité salissait les rues ; mais, au petit jour, sous les haleines vives qui emportaient les nuages, les trottoirs s’étaient essuyés ; et le ciel bleu avait une gaieté limpide de printemps.

Aussi le Bonheur des Dames, dès huit heures, flambait-il aux rayons de ce clair soleil, dans la gloire de sa grande mise en vente des nouveautés d’hiver. Des drapeaux flottaient à la porte, des pièces de lainage battaient l’air frais du matin, animant la place Gaillon d’un vacarme de fête foraine ; tandis que, sur les deux rues, les vitrines développaient des symphonies d’étalages, dont la netteté des glaces avivait encore les tons éclatants. C’était comme une débauche de couleurs, une joie de la rue qui crevait là, tout un coin de consommation largement ouvert, et où chacun pouvait aller se réjouir les yeux.

Mais, à cette heure, il entrait peu de monde, quelques rares clientes affairées, des ménagères du voisinage, des femmes désireuses d’éviter l’écrasement de l’après-midi. Derrière les étoffes qui le pavoisaient, on sentait le magasin vide, sous les armes et attendant la pratique, avec ses parquets cirés, ses comptoirs débordant de marchandises. La foule pressée du matin donnait à peine un coup d’œil aux vitrines, sans ralentir le pas. Rue Neuve-Saint-Augustin et place Gaillon, où les voitures devaient se ranger, il n’y avait encore, à neuf heures, que deux fiacres. Seuls, les habitants du quartier, les petits commerçants surtout, remués par un tel déploiement de banderoles et de panaches, formaient des groupes, sous les portes, aux coins des trottoirs, le nez levé, pleins de remarques amères. Ce qui les indignait, c’était, rue de la Michodière, devant le bureau du départ, une des quatre voitures que Mouret venait de lancer dans Paris : des voitures à fond vert, rechampies de jaune et de rouge, et dont les panneaux fortement vernis prenaient au soleil des éclats d’or et de pourpre. Celle-là, avec son bariolage tout neuf, écartelée du nom de la maison sur chacune de ses faces, et surmontée en outre d’une pancarte où la mise en vente du jour était annoncée, finit par s’éloigner au trot d’un cheval superbe, lorsqu’on eut achevé de l’emplir des paquets restés de la veille ; et, jusqu’au boulevard, Baudu, qui blêmissait sur le seuil du Vieil Elbeuf, la regarda rouler, promenant à travers la ville ce nom détesté du Bonheur des Dames, dans un rayonnement d’astre.

Cependant, quelques fiacres arrivaient et prenaient la file. Chaque fois qu’une cliente se présentait, il y avait un mouvement parmi les garçons de magasin, rangés sous la haute porte, habillés d’une livrée, l’habit et le pantalon vert clair, le gilet rayé jaune et rouge. Et l’inspecteur Jouve, l’ancien capitaine retraité, était là, en redingote et en cravate blanche, avec sa décoration, comme une enseigne de vieille probité, accueillant les dames d’un air gravement poli, se penchant vers elles pour leur indiquer les rayons. Puis, elles disparaissaient dans le vestibule, changé en un salon oriental.

Dès la porte, c’était ainsi un émerveillement, une surprise qui, toutes, les ravissait. Mouret avait eu cette idée. Le premier, il venait d’acheter dans le Levant, à des conditions excellentes, une collection de tapis anciens et de tapis neufs, de ces tapis rares que, seuls, les marchands de curiosités vendaient jusque-là, très cher ; et il allait en inonder le marché, il les cédait presque à prix coûtant, en tirait simplement un décor splendide, qui devait attirer chez lui la haute clientèle de l’art. Du milieu de la place Gaillon, on apercevait ce salon oriental, fait uniquement de tapis et de portières, que des garçons avaient accrochés sous ses ordres. D’abord, au plafond, étaient tendus des tapis de Smyrne, dont les dessins compliqués se détachaient sur des fonds rouges. Puis, des quatre côtés, pendaient des portières : les portières de Karamanie et de Syrie, zébrées de vert, de jaune et de vermillon ; les portières de Diarbékir, plus communes, rudes à la main, comme des sayons de berger ; et encore des tapis pouvant servir de tentures, les longs tapis d’Hispahan, de Téhéran et de Kermancha, les tapis plus larges de Schoumaka et de Madras, floraison étrange de pivoines et de palmes, fantaisie lâchée dans le jardin du rêve. À terre, les tapis recommençaient, une jonchée de toisons grasses : il y avait, au centre, un tapis d’Agra, une pièce extraordinaire à fond blanc et à large bordure bleu tendre, où couraient des ornements violâtres, d’une imagination exquise ; partout, ensuite, s’étalaient des merveilles, les tapis de la Mecque aux reflets de velours, les tapis de prière du Daghestan à la pointe symbolique, les tapis du Kurdistan, semés de fleurs épanouies ; enfin, dans un coin, un écroulement à bon marché, des tapis de Gheurdès, de Coula et de Kircheer, en tas, depuis quinze francs. Cette tente de pacha somptueux était meublée de fauteuils et de divans, faits avec des sacs de chameau, les uns coupés de losanges bariolés, les autres plantés de roses naïves. La Turquie, l’Arabie, la Perse, les Indes étaient là. On avait vidé les palais, dévalisé les mosquées et les bazars. L’or fauve dominait, dans l’effacement des tapis anciens, dont les teintes fanées gardaient une chaleur sombre, un fondu de fournaise éteinte, d’une belle couleur cuite de vieux maître. Et des visions d’Orient flottaient sous le luxe de cet art barbare, au milieu de l’odeur forte que les vieilles laines avaient gardée du pays de la vermine et du soleil.

http://fr.wikisource.org/wiki/Au_bonheur_des_dames/4

Rédigé par davveld

Publié dans #Livres

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